F8 : Dîner de famille anthropophagique : Différence entre versions
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Version actuelle datée du 30 mai 2024 à 12:19
Un homme, victime dans son enfance d’abus sexuels par un artiste-peintre, apporte un repas à ses parents et leur annonce, une fois la viande dégustée, qu’ils viennent de manger l’artiste en question.
C08F8 : Dîner de famille anthropophagique
Eugénie | Narrateur à définir
C'est un jour d'automne, comme tant d'autres, un jour où la température diminue un peu plus. Les choses ont repris leur ordre de marche. La rentrée s'est passée, les enfants ont retrouvé le chemin de l'école, la routine s'est installée, ici, à Muret, tout le monde a repris son rythme, sa vie, ses habitudes. Bientôt, les vacances de la Toussaint, pour la plus grande joie d'Albert et Joséphine qui vont enfin aller retrouver leurs grands-parents. Comme à chaque vacances, Maxime emmène ses enfants passer du temps avec leurs grands-parents à trente kilomètres de Muret, dans un village près des Pyrénées[1]. Là bas, il n'y a pas d'entraves, c'est la liberté, ils peuvent aller partout, ils ont toute l'attention de leurs grands-parents. Pour Maxime, retourner dans sa demeure d'enfance est plus difficile, beaucoup de souvenirs douloureux remontent, en ce lieu.
Il surveille, il fait très attention que ses enfants se sentent bien dans cette maison. À la moindre alerte, il ne les leur confiera plus. Lui-même y a trop souffert, lui-même y a été très malheureux, sans jamais pouvoir en parler à personne. Même quand il a tenté de se confier à sa mère, elle n'y a pas prêté attention, elle l'a pris à la légère, elle a préféré ne pas regarder les souffrances de son fils. Alors il a gardé trop longtemps ce secret au fond de lui mais il savait qu'un jour il se vengerait.
En ce dimanche, du premier jour des vacances, en déposant ses enfants chez ses parents, même s'il n'envisage pas d'y rester longtemps, Maxime en profite pour déjeuner avec eux, .
Maxime a prévenu sa mère que, exceptionnellement, il apporterait le gigot, offert par un ami. Comme c'était trop pour eux, ce serait l'occasion de le manger tous ensemble.
Sa mère aime bien s'occuper de tout dans sa cuisine, tout maîtriser du début à la fin. Elle n'aime pas changer ses habitudes. Aussi, quand son fils lui a proposé d'apporter la viande, a-t-elle marqué un temps d'hésitation avant d'accepter, contre la promesse qu'ils arriveraient tôt, pour onze heures trente, afin qu'elle ait le temps de la cuisiner.
Oui, ses parents n'aiment pas manger trop tard, ils sont réglés comme du papier à musique. Ils ont toujours été comme ça, « l'heure, c'est l'heure » lui répétait son père.
Maxime s'est donc engagé pour une arrivée à onze heures trente afin de prendre le repas à treize heures comme à l'accoutumée.
Voilà, une affaire qui roule parfaitement, s'est dit Maxime, après avoir eu peur que sa mère refuse sa proposition. Le voilà rassuré et heureux, même s'il sait que le repas sera mouvementé.
Comme prévu, Maxime et les enfants arrivent à onze trente — un grand effort pour Maxime qui n'a pas la ponctualité comme meilleure amie. Pour ce grand jour, Maxime est à l'heure, il ne veut pas que son plan échoue.
À midi, Maxime et son père prennent l'apéritif et discutent simplement tout en regardant la télévision, pendant que sa mère prépare le repas ; les enfants jouent dans le jardin. C'est chaque fois la même chose, le même rituel.
Puis sa mère appelle tout le monde. Arrivé à table, Maxime lui demande, interrogatif et à la fois rieur :
- « Alors, comment as tu trouvé la viande ? Elle était tendre? Tu as réussi à la découper facilement ? ».
Sa mère répond avec beaucoup d'enthousiasme :
- « Je ne sais pas où tu l'as trouvée, mais je n'ai jamais vu une viande aussi tendre. J'ai réussi à la découper juste avec un couteau de table. C'est étonnant. Je suis pressée de la goûter. Tu pourras remercier ton ami.
- — Je n'y manquerai pas, je sais qu'il nous l'a préparée délicatement, il voulait vraiment que l'on se régale.
- — Allez, à table ».
Tout le monde est là. Après avoir appelé à plusieurs reprises les enfants qui jouaient à la balançoire dans le jardin, on les voit enfin rentrer, tout transpirants, essoufflés et joyeux. La mère de Maxime a réussi à quitter sa cuisine puis à s’asseoir en ayant disposé sur la table l'ensemble des plats.
Chaque membre de la famille est assis à sa place habituelle. Les habitudes et les rituels sont importants. La table — une grande table de famille récupérée dans les différents héritages —, rectangulaire, en bois massif — un magnifique bois de chêne sombre patiné par le temps —, peut accueillir environ dix personnes. Elle trône au milieu de la salle à manger, prenant toute la place de cette pièce un peu trop petite pour l'accueillir. Cependant, la mère tenait vraiment à la récupérer car elle lui rappelle tous les repas familiaux de son enfance.
À cinq autour de cette table, ils étaient très à l'aise, même un peu perdus. Pour éviter de ressentir trop de vide, ils réservaient tout un côté à l'ensemble des plats, condiments, pains et boissons à disposition pour le repas. La belle vaisselle des grandes occasions (le moindre événement en devenait une) était sortie. Une vaisselle en porcelaine blanche avec des dessins bleus, que la mère avait toujours connue, la tenant de sa propre mère. Comme elle aimait le dire, elle mettait les petits plats dans les grands. Elle dressait la table à la façon des grandes réceptions : trois rangées de couverts de chaque côté avec des couteaux pour l'entrée, le plat, et idem pour les fourchettes et les cuillères, des assiettes superposées pour ne pas mélanger les plats. Le savoir recevoir à la française, le grand plaisir de sa mère et surtout une façon de sortir du placard cette belle vaisselle d'un autre temps. Les plats se succédaient jusqu'au plat principal et à la viande. La mère était assise en bout de table proche de la cuisine, le père lui, se trouvait situé en face de son fils avec les enfants à l'extrémité.
La mère pose sur la table dans un grand plat assorti à la vaisselle, la viande apportée par son fils. La cuisson a duré une heure trente au four, à feu doux avec seulement un peu d'ail à l'intérieur. Maxime a au préalable préparé minutieusement la viande. elle était désossée, juste grasse pour donner du goût et roulée en rôti. À côté, un plat avec les légumes cuisinés et des frites. Très content, Maxime regarde avec envie la viande cuite à la perfection par sa mère Tout en servant du vin rouge à ses parents, il lance une discussion très joyeuse en évoquant des souvenirs d'enfance. En se servant de légumes, il demande à ses parents en montrant le tableau accroché au mur :
- « Je me souviens de ce tableau que nous avait offert Paul, c'était il y a longtemps. Il avait un vrai talent. Et il adorait les enfants. Avec Ernest et Antoine, nous passions tous nos mercredis après-midi chez lui à jouer. Il nous a appris tellement de choses : construire des cabanes, jouer au foot, nourrir les poules. Je me souviens, avec Ernest, nous nous battions toujours pour savoir qui allait les nourrir. C'était la belle époque. Nous étions insouciants, nous avions confiance en Paul. Oui, il était médecin dans le village[1]. C'est ça, non ? ».
Maxime parle, parle sans s'arrêter, se remémorant ses souvenirs d'enfance. Il parle de façon énergique, ses yeux brillent, ses mains très actives soulignent ses propos. Tout le monde écoute son histoire avec passion, personne n'ose le couper. Lui n'a pas le temps de manger, absorbé par son récit pendant que ses parents sont [voir partie discussion] en train de manger leur assiette. Il continue :
- « Oui, et toutes ces heures que nous passions sur ses genoux pendant qu'il nous détaillait ses tableaux. Il était très doux et tactile avec nous, c'était un homme très attentionné et câlin. On passait beaucoup de temps dans sa chambre qui était, je crois, aussi son atelier ».
Maxime s'enfuit dans ses souvenirs, plus il raconte, plus il devient nerveux, avec des gestes saccadés, un visage expressif, une voix tremblante.
Son père, sentant l'émotion de son fils monter, trouve le moyen d'intervenir :
- « Quelle coïncidence que tu parles de lui, il a disparu la semaine dernière, tout le village[1] est inquiet. Sa femme a donné l'alerte mardi soir dernier ne le voyant pas revenir. Apparemment, comme tous les mardis après-midi, il est parti marcher dans la forêt, mais cette fois-ci il ne serait pas rentrer. Toute la journée de mercredi, il y a eu des recherches dans la forêt, sans succès. Cette histoire est incroyable. Depuis, tout le village est en émoi ».
Maxime écoute son père calmement sans toucher la nourriture restée dans son assiette. Il se sent heureux en voyant celles de ses parents vides.
Maxime, regardant ses parents droit dans les yeux leur assène, avec une voix énergique et énervée, des mots qui claquent comme une cravache sur un cheval :
- « Vous savez je ne vais pas pleurer la disparition de cet homme. Ces souvenirs d'enfance sont pour moi les pires des souvenirs. Ces souvenirs transpercent mon corps chaque jour comme un épée. Cet homme m'a fait souffrir, a abîmé l'enfant que j'étais. Je dirais même plus : a abîmé les enfants que nous étions et peut-être d'autres encore. Vous nous avez confiés à un bourreau, un homme sans âme, déséquilibré, pervers, qui a profité de notre jeunesse et de notre innocence. Je ne pourrai jamais vous le pardonner. J'étais triste, je vous disais que je ne voulais pas aller chez lui. Vous m'y avez obligé. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi il gardait des enfants le mercredi après-midi juste comme ça ? « Pour aider » vous disait-il.
Ses parents le regardent avec de grands yeux étonnés, remplis d'incompréhension. ils semblent totalement secoués par cette nouvelle incroyable. Sa mère prend conscience de la situation. Elle demande expressément à ses petits-enfants de sortir de table. Maxime, envahi par ses émotions, en a oublié la présence. Il n'est plus vraiment là, sa colère prend le contrôle de tout son être, il perd toutes notions spatio-temporelles, son corps tremble en même temps qu'il dévoile son secret. On sent vraiment cette libération comme une exorcisation, comme si quelque chose de plus fort que les mots sortait de son être. Il continue de déverser son flot de paroles :
- « Nous étions des enfants, vous deviez nous protéger mais vous avez préféré ne pas regarder la vérité malgré mes appels au secours, vous avez fermé les yeux parce que c'était bien pratique. Pendant ce temps, tous les mercredis après midi, j'allais voir un homme qui profitait de notre innocence. Je vous avais envoyé des signes pour que vous compreniez. J'ai même tenté d'en parler. Mais c'était plus simple de ne rien voir. Nous passions les uns après les autres dans son atelier. Il nous disait bien que c'était un secret que nous devions nous taire. Il me déshabillait et se déshabillait ».
L'émotion est trop forte, il ne peut aller plus loin. Il s'effondre sur sa chaise, pris de convulsions mais il ne pleure pas.
Pendant ce temps-là, sa mère s'écroule en pleurs. Devant tant de violence, elle ne réussit pas à aller vers son fils pour le réconforter. Cette nouvelle et cette accusation, pour une mère, sont trop violentes. Elle a la tête baissée, ses oreilles bourdonnent tellement cette déclaration fait office d'une bombe.
Quant à son père, la rage monte en lui, coincé entre les accusations injustes de son fils et l'envie de vengeance contre Paul qu'il considérait comme un ami. Il a envie de crier, de hurler sa rage pour évacuer cette douleur qui l'a envahi à l'annonce des faits subis par son fils.
Vient ensuite un long silence où tout le monde tente d'assimiler cette information sans vraiment comprendre ce qu'il se passe. Ils sont tous hagards, envahis d'émotions multiples et indéfinies. Ils ont tous l'impression d'avoir couru un marathon, ils ont le souffle court.
Après quelques longues minutes, Maxime relève la tête, se rassoit sur sa chaise, scrute ses parents avec un regard dur comme du bois et aiguisé comme un couteau, on sent que le combat n'est pas fini, qu'il repart pour un second round.
Il prend ses couverts et saisit tout doucement un morceau de viande. Il le mâche délicatement.
Dans cette salle à manger, le temps semble arrêté.
Maxime se délecte encore de cette viande, comme si rien ne s'était passé. Ses parents sont toujours dépossédés de toute réaction, ne savent plus où ils en sont, ont du mal à reprendre prise avec la réalité, ils sont sonnés, ont reçu un uppercut en pleine face. Ils sentent bien que quelque chose de plus gros se trame en voyant le regard calme et à la fois agité de leur fils rempli encore d'une violence qu'ils ne lui connaissaient pas.
Maxime reprend le combat. Il finit d'absorber le dernier morceau de viande de son assiette. Il paraît très concentré. Ses parents ont l'impression qu'il a cherché à savourer chacune des bouchées comme si la scène était au ralenti. Ils n'osent rien dire, n'osent pas intervenir.
Soudain, Maxime pose ses couverts et commence à parler avec une voix sèche, fluide et directe, avec un petit sourire au coin des lèvres. En l'écoutant, on sent qu'il s'apaise.
- « Si je savoure cette viande, c'est parce que je suis en train de manger ce salaud. Vous avez bien entendu : je suis en train de manger ce salaud. Et je voulais que vous participiez à ce repas pour clôturer avec moi toutes ces années de souffrance. Vous voyez cette merveilleuse viande dont vous m'avez fait tant d'éloges, c'est Lui, cet être innommable. Vous êtes en train de comprendre : c'est à cause de moi qu'il a disparu. C'est ça, vous y êtes : c'est moi qui l'ai fait disparaître à jamais. Et je partage avec vous ce grand bonheur. »
Maxime, devenu calme, explique son geste avec beaucoup de sang froid. La voix reste acérée, le corps tendu, et le regard perçant.
- « Vous savez, cette douleur était pour moi trop forte. Tous les jours j'y repensais, des souvenirs horribles refaisaient surface. Je n'étais jamais apaisé. C'est pour ça qu'il était très difficile pour moi de revenir ici, dans cette maison. Mes souvenirs récurrents me faisaient mal. Puis, cet été, quand je suis venu vous voir, j'ai croisé près de l'épicerie du centre ville[1] : Paul. Et là, je n'ai pas compris ce qui se passait, j'ai senti une vague de malaise traverser mon corps. Mes yeux se sont brouillés, mes pensées troublées. Lui, me reconnut et me fit un petit signe de la main. Je n'ai pas réussi à lui répondre, je me suis enfui, tellement j'étais mal à l'aise. C'est seulement quand je suis rentré chez moi que j'ai compris que cette douleur était trop forte, que je devais faire quelque chose. Et je n'ai pensé qu'à une chose depuis ce jour-là, me venger. »
En disant cela, Maxime a les yeux injectés de sang, les muscles du visage tendus. Tout son corps vibre au fur et à mesure qu'il raconte son acte horrible.
- « À partir de ce jour-là, j'ai tout inventé pour me débarrasser de lui. Je suis allé chez lui, je lui ai dit tout ce que j'avais à lui dire et toutes les souffrances qu'il m'avait fait subir puis je l'ai tué. Je l'ai frappé avec une massue. Après, je l'ai emmené chez moi, je l'ai découpé. J'ai récupéré les meilleurs morceaux et j'ai jeté le reste loin pour ne plus y penser. Je voulais partager avec vous ce repas, ce merveilleux repas qui met fin à tant d'années de souffrance. Cet homme n'avait pas le droit de vivre. »
Les parents de Maxime ne comprennent rien. Comment leur fils a pu commettre un acte aussi terrible ? La mère de Maxime est prise de convulsions et part aux toilettes pour vomir en réalisant ce qu'il vient de se passer. Le père est pris par des sentiments contradictoires : la douleur de son fils et cet acte ignoble dont il a été capable.
Suite
→ Le Chapitre 18 donne des indices sur un certain rapport entre cette violence et Nous. Maxime y apparaît, on comprend qu’il a subi un examen avant de commettre cet acte que lui-même juge horrible.
→ Le Chapitre 21 révèle que Nous est à l’origine de cette violence.
C18F8F9 : Rencontre de Maxime dans l’ascenseur
Gaëlle | narrateur: Albertine
premier indice de la violence de Nous
Sortie du bureau Royaume-Uni, au 7ième étage. Nous avons réussi à nettoyer nos vêtements, enlever la poussière recouvrant nos visages et nos cheveux et retrouver une apparence à peu près normale. Il s’agit de se faire remarquer le moins possible, alors que trois explosions ont retenti au Nord-Ouest de la Tour du monde, entre le 4ième et le 7ième étage, suivis de cris de panique qui ont fini par s'atténuer. Curieusement, nous sommes seuls sur le palier, à nous diriger vers l’ascenseur. Où sont passés les gens ? La sirène d’alerte qui s’est déclenchée après la dernière explosion a dû les contraindre à regagner l’extérieur et le point de rassemblement. Marcel appuie sur le bouton de l’ascenseur, mais rien ne se passe. Nous nous regardons avec un peu d’inquiétude. Est-il bloqué entre deux étages ? Comment allons nous faire pour atteindre notre destination, le bureau de Pit ? Du temps s'écoule, nous attendons que la situation évolue. Quelqu'un va bien finir par arriver ou l'ascenseur par fonctionner. Par la fenêtre du palier, je considère le ciel bleu azur avec regret. C’est le temps idéal pour une petite marche à travers le parc ou un tour à vélo dans Muret, avant l'arrivée du crépuscule. Je profite alors des dernières lueurs du jour, jusqu'à ce que les cloches de l'église Saint Jacques m'indiquent qu'il est l'heure de rentrer à la maison. C'est encore mieux quand une petite pluie s'est produite et qu'elle a lavé les trottoirs et parfumé l'air d'une odeur d'herbe mouillée. Mais ce n'est pas ce soir que je profiterai des grands arbres du parc et des oiseaux qui y résident, bâtissant des nids pour la génération à venir. Tout en bas, les gyrophares des secours projettent des taches de couleur vives sur la pelouse du parc où sont regroupés les agents de la Tour du Monde. À l'écart de la foule agitée, les tilleuls et marronniers continuent paisiblement de dessiner leurs ombres sur l'herbe.
Au bout de quelques minutes d’indécision, nous voyons arriver l’agent d’entretien de la Tour du monde. Maxime a l’air soucieux. Il porte une veste courte et ajustée, avec un logo sur la poche formant un polygone, et une casquette en coton d’un gris souris. Mais il aurait tout aussi bien pu revêtir l'uniforme de colonel de chasseur à cheval de la garde. C’est ainsi que je l’imagine chaque fois que je le croise dans les couloirs ou l’ascenseur de la Tour du Monde. C'est à cause de son visage, qui m'évoque celui de Napoléon Bonaparte, glabre et rond, surmonté d’une petite touffe de cheveux noirs qui surplombent un large front. Les joues sont pleines, les lèvres fines, le regard intense, le nez long et le menton proéminent. S'il était empereur, sa veste serait alors vert foncé, ornée de la Croix d’officier de la légion d’honneur, d’épaulettes dorées et de poignets rouges, découvrant un gilet boutonné blanc et une culotte blanche. Equipé d’une épée d’officier, l’homme serait chaussé de bottes de cavalerie noires et coiffé d’un bicorne noir. Il glisserait sa main droite entre deux boutons du gilet, sur son abdomen.
Maxime est surpris de nous voir et nous apostrophe.
« Que faites vous là ? Tout le monde est au point de rassemblement »
« Nous devons absolument nous rendre au 9ième étage, à la Direction. Peux-tu débloquer l’ascenseur ? C’est la seule voie d’accès » répond Fleur, tendue.
« Au 9ième étage ? Pour y faire quoi, d’abord ? » rétorque Maxime, l’air suspicieux. Puis il remarque la présence de La Lionne, très grande et musclée, les cheveux d’un roux flamboyant. Il serait difficile de la manquer. Elle est silencieuse, comme si elle essayait de compenser sa silhouette massive et de passer inaperçue. A côté d’elle, nous ressemblons Fleur et moi, aux personnages du tableau de Velasquez, Les Ménines, où l’on voit la toute jeune infante d’Espagne en compagnie d’une naine, dominées par plus grands qu'elles.
Fleur hésite à répondre, nous regarde tour à tour, cherchant notre approbation. Après tout, elle ne fait pas partie des Quatre, et n’a rejoint notre petit groupe que récemment. José prend la relève, très affirmatif.
« Nous devons absolument aller à la Direction, c’est une question de vie ou de mort »
« Comment çà, de vie ou de mort ? Je ne comprends pas un mot de ce que tu dis ! Quoiqu’il en soit, vous ne pouvez pas rester là » répond Maxime, d'un ton courroucé. Il semble comme ramassé sur lui-même, le haut du corps en avant, les poings et les mâchoires serrées. On dirait un chat, le poil hérissé, prêt à en découdre avec l’ennemi qui s’installe sans vergogne sur son territoire.
Je m’approche alors, un sourire aux lèvres. Avec Maxime, nous avons été à l'école Jean Mermoz ensemble. C'était un petit garçon assez effacé, probablement très sensible. Il aimait beaucoup le cours de musique et, souvent, je le voyais les yeux embués, surtout quand le professeur nous jouait le thème principal du film La leçon de piano. Il devrait s’en souvenir et se calmer.
« Maxime, je te présente Maria Costa, elle arrive de loin pour nous aider. Tu peux nous faire confiance, nous avons juste besoin d’aller au neuvième étage »
Je l’observe, partagé visiblement entre plusieurs émotions. D’un côté la colère, à l’idée que nous transgessons les règles et la peur du grave danger mentionné par José. De l’autre, notre sympathie réciproque et la curiosité qu’il éprouve à la vue de la Lionne. Puis il jette l’éponge, l’air abattu.
« Bon…je vais rappeler l’ascenseur, mais vous allez au-devant de graves ennuis, croyez moi. Rencontrer Pit Jeur est très dangereux, même si l’homme peut vous paraitre insignifiant. Il n’est pas directeur par hasard, il a dû se compromettre pour rester à son poste, rendre des services inavouables. Je ne sais pas ce que vous attendez de lui, mais méfiez vous. Il est capable du pire et de vous faire commettre le pire. J’en ai fait les frais très récemment »
Maxime a tout à coup les larmes au bord des yeux. Je ne sais pas ce qu’il a pu vivre dernièrement, mais il semble traumatisé. Je pose une main qui se veut réconfortante sur son bras.
« Ne t’inquiète pas, nous serons plusieurs à faire face, s’il tente de nous manipuler. Merci de ton aide, je ne l’oublierai pas »
L’ascenseur arrive rapidement et ouvre ses portes devant nous. Nous nous engouffrons dans la cabine. Maxime nous fait un petit signe de la main puis disparait quand les portes se referment.
« Tu nous a sauvé la mise, Albertine » dit José. « J’ai bien cru qu’on n’arriverait pas à le convaincre de nous aider »
« C’est quelqu’un de bien, Maxime. On se connait depuis longtemps, pas depuis nos premières bouillies quand même, mais pas loin ! »
C’est alors que La Lionne se fait entendre. C’est bien la première fois qu’elle se met à parler depuis son arrivée à la Tour du monde. Le somnifère ne doit plus faire d’effet.
« Sono molto affamata »
« Qu’est-ce qu’elle dit ? » demande Marcel, très surpris.
« Je crois qu’elle a faim » dit Fleur, qui maitrise bien l’italien. « Quelqu’un a une barre de céréales ou des bonbons ? »
« Attends, j’ai quelque chose, ça va la requinquer » Marcel sort de sa poche une gourde de compote.
« C’est bien sucré, elle va se sentir mieux après »
José, qui aime cuisiner sur son temps libre, privilégie les aliments sains. Il aime faire le marché le samedi matin. C’est son passetemps depuis qu'il est enfant, qu'il partageait avec sa grand-mère. Il aime recevoir chez lui ses amis pour un diner et prend alors la peine de composer un menu gourmand mais équilibré. Le sucre industriel ne fait pas partie de ses achats. Il préfère le miel, bien plus naturel, ou le sirop d’agave, plus léger.
« Ne me dis pas que tu achètes encore ces compotes ? Elles sont dix fois trop sucrées ! D’ailleurs, beaucoup de produits en vente à la cafétéria sont trop sucrés. J’essaie de m’en passer. L'autre jour, j'ai remplacé le chocolat au lait par du lait de soja nature. Ce n'était pas si mal que ça » répond il.
Quant à moi, je suis troublée. Maxime ne semblait pas bien du tout. Quelle situation a-t’il du affronter pour être aussi mal ? Il a laissé sous-entendre que Pit Jeur était un être violent. Ce n’est pas l’image que j’en ai, ou tout au moins l’image que celui-ci veut donner de lui. J’avoue que j’ai du mal à comprendre, mais je commence à ressentir une profonde inquiétude. Et si nous prenions un risque en allant dans son bureau ?