Doc:Entre rêve et délire

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Proximité étymologique

Auguste Scheler, dans son Dictionnaire d'étymologie française d'après les résultats de la science moderne (1862), consacre un long article à « rêve » et, bien que non convaincu par l'hypothèse d'un rêver issu du grec ρεμβειν (errer), il confirme le rapprochement en attirant l'attention sur les premières significations de rêver – courir ça et là, faire le vagabond, aliénation mentale (l'anglais 'to rave' a emprunté ce sens de délirer, et l'a conservé jusqu'à nos jours) –, puis il accepte l'idée d'une parenté avec rage (latin rabia).

L'onirisme désigne à la fois un état délirant et ce qui relève du rêve. Le langage courant lui-même témoigne de cette évidente proximité : « Tu rêves ! » pour dire « Tu divagues ! ».

Proximité psychologique

En 1958, Carl-Gustav Jung, revenant sur ses premiers travaux, explique : « L'impression d'une analogie profonde entre le phénomène schizophrénique et le rêve n'a cessé de s'approfondir en moi au fur et à mesure que s'accroissait mon expérience. (J'analysais alors au moins quatre mille rêves par an !) » (Psychogenèse des maladies mentales – Albin Michel, 2001. §557). C'est en effet l'observation de malades, dans le cadre de ses fonctions de psychiatre au Burghölzli, hôpital psychiatrique cantonal et clinique universitaire de Zurich, au tout début du XXe siècle, qui le conduit à une théorie de l'énergie psychique fondamentalement différente de celle, freudienne, de la libido sexuelle, et de l'inconscient collectif aux contenus archétypiques, tranchant avec les hypothèses d'une genèse héréditaire ou personnelle. Cette théorie qu'il développera pendant les soixante années suivantes, le sépare de Freud.

« Le fréquent recours à des formes et à des productions associatives archaïques, que nous observons dans la schizophrénie, m'a même donné pour la première fois l'idée d'un inconscient fait non seulement de contenus de conscience originels perdus, mais aussi d'une strate en quelque sorte plus profonde, avec un caractère tout aussi universel que les motifs mythiques qui caractérisent l'imagination humaine en général. Ces motifs ne sont nullement inventés, ils sont au contraire rencontrés en tant que formes typiques qui, spontanément et plus ou moins universellement, en dehors de toute tradition, apparaissent dans les mythes, les contes de fées, les fantasmes, les rêves, les visions et les productions délirantes (ibid. §565) » précise Jung.

Une même marque d'étrangeté

Roger Bastide introduit son ouvrage Le rêve, la transe et la folie (Flammarion, 1972) en voyant « plus de différences que de similitudes » entre les trois, mais, ajoute-t-il aussitôt, ils « appartiennent à un monde « autre » » (p.5), « possèdent en commun une même marque d'étrangeté » (p.7). Pour lui, « le temps du rêve » n'est autre que « le temps du mythe » (p.5). Le premier nous renvoie à la notion aborigène d'un temps avant le temps, à l'origine de la création du monde par le rêve de Baiame, le Premier Être, mais surtout hors du temps car toujours présent parallèlement au monde temporel (Le temps du rêve de Cyril Havecker – Rocher, 2003) ; le second en appelle à Mircea Eliade pour qui tout comportement humain dans le temps historique imite un modèle qui s'est déroulé au commencement du temps, un « temps mythique » là aussi atemporel (Le mythe de l'éternel retour – Gallimard, 1969). On pense aux Idées de Platon et aux Archétypes de Jung.

Une même note romantique

La sensation de cette frontière ténue entre rêve et délire est exprimée par bien d'autres auteurs, notamment les romantiques, les poètes, les surréalistes. Il suffit de lire L'âme romantique et le rêve de Albert Beguin (Corti, 1991) pour s'en rendre compte.

Le sommeil, gardien du rêve

Est-ce à dire que le rêveur s'associe au délirant (celui qui s'écarte du sillon, déraisonne, suivant le sens latin de delirare) dans son opposition au normal (celui qui reste droit, dans le sillon, fait à l'équerre, conforme à la règle, normalis) ? De toute évidence, certainement pas puisque nous rêvons tous et ne pas rêver mène à la folie. Pourtant, le rêveur se permet les mêmes fantaisies que le délirant... Mais, le sommeil veille.

Le délire me pousse à sauter du quinzième étage pour voler comme le petit oiseau que j'imagine être, le rêve aussi, mais alors que dans un cas mon corps va s'écraser au sol, dans l'autre, le sommeil empêche tout mouvement sérieux. Le sommeil est le gardien du rêve (et non l'inverse comme on le dit facilement après Freud).

L'imagination

Peut-être devrions-nous plutôt conclure que notre être psychique a fondamentalement besoin de vivre dans les deux mondes : celui où la raison, prisonnière de ses limites, le meut sous une forme matérielle (le corps) dans un espace-temps, celui, ratio-nnel, qu'il appréhende par morceaux, celui où il existe ; celui où l'imagination, privée de la faculté d'analyse (irrationnelle), le porte sans forme dans un univers sans limites, celui où il est. Peut-être que la raison ne prévaut pas sur l'imagination comme les Grecs puis plus encore les Lumières ont voulu nous en convaincre. Peut-être même que la raison sans l'imagination, c'est l'existence sans essence. Peut-être que, à l'instar de la face visible de la lune, nous tournons autour de la terre (la matière) les yeux rivés sur elle en ignorant que notre face cachée qui ne l'a jamais vue, embrasse à chaque tour la totalité du reste de l'univers.

Alors vivons notre totalité en n'oubliant pas nos rêves.

Sources

Article écrit par Dany Orler en août 2008 pour La faute à Rousseau n°49 : Les rêves (octobre 2008).

Voir aussi

Outre les autres livres cités dans cet article (et apparaissant dans le cartouche des catégories ci-dessous),

lire 
  • de Wilhelm Jensen : Gradiva. Fantaisie pompéienne ;
  • de Sigmund Freud : Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen (Gallimard, 1986 ; collection Folio Essais – l'édition contient le récit de Jensen et des échanges de lettres entre les deux hommes).
Voir 
  • le bas-relief conservé au musée Chiaramonti (Vatican) qui inspira le récit de Wilhelm Jensen (1837-1911) Gradiva. Fantaisie pompéienne (1903). Jensen imagina que cette jeune femme marchait dans les rues de Pompéi et la nomma Gradiva (celle qui avance, féminisation de Gradivus, surnom-attribut de Mars). Freud analysa l'ouvrage de Jensen en 1907 : Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen
  • Photo par Rama, reproduction autorisée sous licence Creative Commons.
Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/Image:Gradiva-p1030638.jpg?uselang=fr