Doc:Judith Gautier : Iseult

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Abrégé (pitch)

Tristan, neveu du roi Marc de Cornouailles vient en Irlande demander, pour son oncle, au souverain de ce royaume la main de sa fille Iseult.

Blessé dans un combat en débarquant sur l’île, Tristan est alité et l’on appelle la belle princesse, possédant des connaissances médicales, pour le guérir. Un amour réciproque naît aussitôt. Il sera révélé sur le bateau retournant en Cornouailles, Iseult ayant suivi Tristan en vue du mariage avec le roi Marc, consenti par le monarque irlandais.

Le mariage aura bien lieu sans être consommé grâce à des subterfuges tandis que les deux amoureux vivront leur passion en secret jusqu’à ce qu’ils soient découverts.

Alors, Tristan condamné au bûcher, préfère échapper à ses bourreaux et se jeter en mer, blessé au passage par un ennemi.

Le roi Marc serait prêt à renoncer à son épouse désespérée au profit de son neveu mais il est trop tard : Tristan succombe à ses blessures, Iseult le suit dans la mort afin de s’unir à lui pour l’éternité.

Idées retenues

La reine envoie sa servante dans le lit du roi à sa place. (V)

« je puis jurer, cependant, que je n’ai jamais aimé et que je n’aimerai de ma vie d’autre homme que celui qui m’a eue pure en sa possession. » (VI)

et

« En présence de Dieu et des saintes reliques, que je vois ici, s’écria Iseult à haute voix, je jure que nul homme autre que le roi ne m’a tenue dans ses bras, si ce n'est le pauvre ladre qui vient de me porter pour passer le ruisseau ! » (VII)
« Audret, plutôt que de me montrer cette chose, tu aurais dû me cacher qu’elle fût possible. » (VIII)

travestissement pour entrer dans un lieu où les hommes sont interdits. (VIII)

Origine de l’œuvre

Richard Wagner (1813-1883) fut ami avec Judith Gautier (1845-1917) qui commenta son œuvre :

Richard Wagner et son œuvre poétique (Judith Gautier, 1882) (Wikisource)

Dans cet ouvrage, elle livre, entre autres, une analyse de l’opéra de Wagner Tristan et Iseult

Tristan und Isolde, livret écrit par Richard Wagner en 1865
traduction en français par Victor Wilder (Wikisource)

Opéra qui inspirera son conte Iseult (1885). Cependant, Judith Gautier puise aussi directement ses sources dans la légende médiévale.

Thomas d’Angleterre : Tristan (1170) (Wikisource)
Béroul : Tristan (seconde moitié du XIIIe siècle) - Texte établi par Ernest Muret (1861 — 1940) (Wikisource)
→ lire aussi un article de Goulven Péron sur L’origine du roman de Tristan (Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 2016, CXLIII, pp.351-370. ffhal-01571684f).


On pourra lire une version d’Iseult de 1899 en ligne dans la reproduction numérique de la revue

Les Annales politiques et littéraires du 29 octobre 1899, n°853

Je reproduis ci-dessous (→ section #Iseult (texte intégral 1899)) cette version. ainsi qu’un article de Joseph Bédier sur la légende de Tristan paru dans le même numéro

Iseult (texte intégral 1899)

La véritable histoire de Tristan et Iseult

par Judith Gautier
texte libre de droits copié (après quelques corrections) de Les Annales politiques et littéraires du 29 octobre 1899, n°853, p. 278-280

I

Le beau chevalier Tristan, neveu du roi de Cornouailles, avait navré à mort Morault, le plus vaillant champion du royaume d’Irlande et, à cause de cette haine, Tristan était chagrin et il se disait :


« Je veux rétablir la paix entre les deux pays ».


Et il songea à Iseult, la fille du roi d’Irlande, dont on disait merveille et qui était la plus belle princesse qui fût jamais.

Un jour, Tristan alla trouver son oncle, le roi Marc.


« Sire, dit-il, je vais monter sur un navire ; j’irai vers l’Irlande demander au roi de ce pays sa fille Iseult, afin que vous la preniez pour femme. »


Le roi Marc fut joyeux de ce projet, il baisa Tristan tendrement, et lui fit donner un beau navire pour aller en Irlande.

Tristan s’embarqua avec son fidèle écuyer Gourvenal, et un bon vent les poussa vers l’Irlande, où ils débarquèrent bientôt.

Mais lorsqu’ils furent sur les rivages, un chevalier reconnut Tristan et le défia en combat singulier, disant qu’il voulait le tuer et venger la mort de Morault. Tristan accepta le combat et combattit longtemps, car son adversaire était un vaillant chevalier. À la fin, pourtant, il le tua, mais il était lui-même blessé.

Gourvenal conduisit son maître au château du roi d’Irlande et la reine fit mettre Tristan dans un beau lit et lui envoya sa fille Iseult, savante en l’art de guérir.

Et la plus belle damoiselle du monde vint vers le plus beau des chevaliers et, doucement, découvrit sa blessure qu’elle tâta du bout de ses jolis doigts, en poussant de grands soupirs.


« Hélas ! mon beau chevalier, fit-elle, vous êtes mort!
— Quoi! dit Tristan, cette blessure si mince me ferait perdre la vie? J’ai été pourfendu cent fois de plus belle façon et il n’y paraît rien maintenant.
— Oui, dit-elle, la blessure est petite, mais l’arme qui la fit était empoisonnée !
— Donc je mourrai! soupira Tristan. Eh bien ! ce sera sans peine, puisque ma mort est cause que je vous vois.
— Vous êtes un brave chevalier ! s’écria Iseult, vous n’avez pas tremblé un instant. Je parlais pour vous éprouver. Je vais mettre toute mon âme à vous guérir et je vous guérirai, car je sais des secrets contre ce venin. »

Iseult posa ses lèvres sur la blessure de Tristan et la baisa longuement, pour en tirer tout le poison mortel.


« Je vous ai fait souffrir, dit-elle en se relevant, mais c’est pour le bien, ne m’en veuillez pas. »


Elle regardait doucement Tristan, mais lui, il détourna les yeux et soupira amèrement.


II

À mesure que le beau chevalier guérissait par les soins de la belle Iseult, il devenait de plus en plus triste et, lorsqu’il se leva, il était plus pâle et plus dolent que le jour où il était arrivé blessé à mort.

Tristan se présenta bientôt devant le trône du roi d’Irlande.


« Sire, dit-il, je suis Tristan le vaillant. C’est moi qui ai vaincu Morault dans un combat, mais cette affaire est déjà ancienne et il est temps que la paix se rétablisse entre l’Irlande et la Cornouailles. C’est pourquoi je vous demande la main d’Iseult pour le roi Marc, mon oncle ; elle sera le gage d’amour et de réconciliation entre les deux royaumes.
— Je ne désire rien de plus que la paix, dit le roi d’Irlande ; c’est pourquoi j’accorde volontiers ma fille Iseult au roi Marc. Prends-la donc et l’emmène en Cornouailles. »


En entendant cela, la belle Iseult regarda Tristan d’un air de reproche, et elle devint aussi triste que lui et aussi pâle.

Au moment de quitter sa fille, la reine d’Irlande fit venir Brangien, qui avait été nourrie avec Iseult, et lui remit un breuvage.


« Ceci, dit-elle, est “le boire amoureux” ; tu le verseras au roi Marc et à Iseult le jour de leur noce. Cette boisson a une vertu si souveraine qu’ils s’aimeront toute leur vie.»


III

Tristan et Iseult montèrent sur le navire avec Gourvenal et Brangien, et un bon vent commença de les pousser vers Cornouailles.

Mais ils étaient tous deux tristes à faire pitié : Tristan appuyé au tillac, morne, sans voix, regardant l’eau comme pour s’y engloutir ; Iseult sous la tente royale, affaissée sur des coussins, pleurant d’amères larmes, et tordant ses beaux bras avec angoisse.


« Ah! traître Tristan ! criait-elle, est-ce ainsi que tu reconnais mes services ? Plutôt aurais-je dû te laisser mourir, quand tu gisais à ma merci, que de te conserver à grand’peine, pour que tu devinsses aujourd’hui mon bourreau.
— Vois, Brangien, disait-elle, comme il prend souci de moi! Lorsqu’il me regardait avec des yeux qui me semblaient brûlants d’amour, il supputait seulement ce que je valais pour en rendre compte à son oncle : il m’a trouvée digne du vieux roi Marc et me conduit vers lui, sans plus penser à moi.
— N’y pense plus toi-même, dit Brangien, songe que tu vas être reine de Cornouailles, la grande reine d’un beau royaume.
— Je n’aborderai jamais en Cornouailles, dit Iseult, c’est ici que je mourrai, et lui aussi mourra, le preux chevalier.»


Et elle ordonne à Brangien, tremblante, de lui verser un breuvage mortel qu’elle, Iseult, a préparé de ses mains et conservé dans un coffret.

Brangien se lamente et se désole, mais Iseult ordonne.


IV

Secrètement, la servante verse dans la coupe le “boire amoureux” que lui a donné la reine d’Irlande.

Iseult prend la coupe et appelle Tristan près d’elle.


« Buvons à la réconciliation de nos deux pays, dit- elle ; bois, loyal chevalier, et, après cette boisson, tu ne boiras plus jamais, car la main qui a su te guérir du poison, pour mon supplice, sait aussi préparer des poisons qui guérissent du supplice de vivre.
— Si c’est la mort que tu me verses, dit Tristan, sois bénie et donne vite ce baume bienheureux qui adoucira la peine brûlante qui me dévore. »


Et Tristan boit avidement à la coupe mortelle, mais Iseult en veut sa part.


« J’ai la moitié du mal, dit-elle ; à moi la moitié du baume libérateur ! »


Ils se regardent alors fièrement, sans souci de la mort.

Mais l’amour qu’ils veulent cacher et qu’ils étreignent dans leur cœur, semble grandir en eux et devient impétueux comme un torrent surpris par une crue subite. Leurs yeux laissent échapper des effluves passionnés, une irrésistible langueur fait frissonner leur corps, ils s’appellent tout bas d’une voix mourante, et bientôt, avec un cri de délivrance, ils s’élancent l’un vers l’autre et s’unissent dans une étreinte que nul, désormais, ne pourra desserrer.


« Hélas! hélas! dit Brangien, vous avez bu le breuvage d’amour !
— Bienfaisant breuvage, qui nous jette l’un à l’autre, dit Iseult.
— Qui brise le sceau que notre volonté avait posé sur nos lèvres et nous arrache les mots qui nous oppressaient, dit Tristan.
— Je vous aime, Tristan, ne le saviez-vous pas?
— Iseult, je t’aime ; doutais-tu de l’amour de Tristan ?
— Je lui ai arraché l’aveu de cet amour, comme on arrache une épée hors d’une blessure !
— Le sang qui coule d’une telle blessure est chaud et abondant, il ne tarira jamais.
— Ni jour ni nuit, nous ne serons l’un sans l’autre, mon bien-aimé ; nous ne nous quitterons plus désormais, l’absence est la sœur de la mort.»


Mais, hélas ! voici les rives de Cornouailles et le peuple sur le rivage, et, au son des trompettes, le roi Marc qui vient recevoir sa fiancée.

Brangien s’arrache les cheveux. Gourvenal entraîne Tristan loin d’Iseult qui pousse des sanglots à fendre l’âme.


V

Et les tristes noces ont lieu en grande pompe, la reine de Cornouailles est proclamée la plus belle reine du monde, et le soir vient.

Mais Iseult déclara qu’elle se tuerait plutôt plutôt de se laisser approcher par le roi Marc, elle qui était toute à Tristan.

Alors Brangien prit les habits de la reine et Tristan la conduisit au roi à la place d’Iseult, et, lorsque le roi Marc entra, Tristan éteignit les lumières.


« Pourquoi éteins-tu ainsi tous les cierges ? dit le roi.
— Sire, dit Tristan, le soir des noces, telle est la coutume au pays d’Irlande. »


VI

Dans la forêt de Morais, il y avait une belle fontaine bordée de mousse épaisse et ombragée par un vieux chêne. C’était au bord do cette fontaine que Tristan et Iseult se donnaient rendez-vous. Car ils craignaient d’être surpris au palais par un nain difforme et trois méchants larrons, qui haïssaient Tristan et le voulaient perdre.

Mais les traîtres découvrirent le lieu du rendez-vous. Ils se cachèrent derrière les arbres et virent les deux amoureux se parler tendrement et se faire mille caresses. Ils allèrent trouver le roi Marc et lui racontèrent ce qu’ils avaient vu ; le roi ne voulut pas les croire.


« Venez donc demain, dirent-ils. Cachez-vous dans l’arbre qui est près de la fontaine, et vous verrez si nous disons vrai. »


Le roi se laissa conduire et se cacha dans le vieux chêne qui ombrageait la fontaine.

Bientôt il vit venir Iseult toute émue et empressée, et elle s’étendit sur la mousse en soupirant d’impatience.

Tout à coup, comme elle regardait l’eau claire de la fontaine, elle vit le roi Marc se reflétant comme un miroir au milieu des branches du chêne.


« Oh ! » fit-elle à demi-voix.


Tristan arrivait à ce moment : Iseult se leva et le salua de la main.


« Messire, dit-elle, vous m’avez requis en cet endroit pour vous plaindre à moi de la haine que vous portent le nain du roi et certains larrons qui ne cessent de vous nuire. Vous m’en voyez toute chagrine et je ne sais vraiment que faire, car ils ont toute la confiance du roi.
— Hélas! dit Tristan, qui devina qu’on les observait, je songe à quitter le royaume ; c’est le seul moyen d’échapper aux méchants propos qu’ils ne cessent de tenir sur moi.
— Ce serait grand dommage de vous voir partir, dit Iseult; le roi perdrait son plus brave champion, et moi un ami fidèle.
— Hélas! il le faut, dit Tristan, car ce nain souffle au roi de mauvais soupçons sur vous et sur moi.
— Aïe ! est-ce possible ? s’écria la reine ; je puis jurer, cependant, que je n’ai jamais aimé et que je n’aimerai de ma vie d’autre homme que celui qui m’a eue pure en sa possession. »


En entendant ce serment, le roi fut tout joyeux, il combla Tristan d’honneurs et tança vivement le nain et les trois larrons ; mais ceux-ci dirent au roi :

« Demandez à la reine qu’elle jure, devant les saintes reliques, qu’elle n’a jamais été dans les bras d’un autre homme que vous. Vous verrez si elle y consent.
— Soit, dit le roi. »


Et il pria la reine de faire ce serment en grande pompe et publiquement.


« Volontiers », dit Iseult.


VII

Pour se rendre à la chapelle qui renfermait les saintes reliques, il fallait traverser un ruisseau bourbeux qu’on pouvait passer à gué en certains endroits. Iseult fit dire à Tristan de se travestir en lépreux et de se tenir au bord de ce ruisseau.

Bientôt des fanfares joyeuses se firent entendre. Tristan vit s’avancer toute la cour du roi de Cornouailles.

Iseult marchait en tête sur un superbe palefroi, vêtue d’une longue robe couleur d’azur sur laquelle s’étalaient ses beaux cheveux blonds, un voile fin brodé d’or flottait autour d’elle et était retenu sur sa tête par la couronne de reine, toute rayonnante de pierreries.

Le roi Marc s’avançait non loin d’Iseult ; il était couvert du manteau royal, avait sa haute couronne sur la tête et tenait son sceptre dans la main droite.

Quand la cour fut près du ruisseau, Tristan se mit à jouer du flageolet de tout son souffle. Les chevaliers se dispersèrent pour chercher le meilleur endroit du gué. Ils poussaient leurs chevaux qui entraient jusqu’au poitrail dans la boue, ce qui était pitoyable à voir.

La reine n’osait s’avancer, craignant pour sa fraîche parure; elle descendit de cheval et, tirant sa monture par la bride, elle se dirigea vers une petite planche qu’on avait jetée comme un pont au-dessus du ruisseau ; mais elle était si sale et si glissante qu’Iseult n’osa pas y poser le pied.


« Mon pauvre homme ! cria-t-elle à Tristan, viens là. »


Tristan courut à elle.


« Porte-moi de l’autre côté », dit-elle.


Le mendiant la prit dans ses bras et la fit traverser le ruisseau.

Alors Iseult s’avança vers la chapelle et l’évêque lui présenta le reliquaire d’or où étaient des morceaux de la vraie croix.


« En présence de Dieu et des saintes reliques, que je vois ici, s’écria Iseult à haute voix, je jure que nul homme autre que le roi ne m’a tenue dans ses bras, si ce n’est le pauvre ladre qui vient de me porter pour passer le ruisseau ! »


VIII

Mais le nain ne se tint pas pour battu. Il surprit, une nuit, Tristan près de la reine, il courut chercher le roi, tandis que les trois larrons entouraient Tristan ; mais Tristan, le preux chevalier, à l’aide de son épée, mit ces traîtres en fuite et s’esquiva.

Le roi arriva mais ne trouva plus, en la chambre, que les larrons et la reine, qui criait bien fort qu’ils la voulaient tuer.

Mais les soupçons du roi furent éveillés de nouveau ; il fit enfermer Iseult dans une tour et défendit qu’aucun homme approchât de cette tour.

Ainsi séparé d’Iseult, Tristan tomba malade et faillit mourir.

Le roi Marc l’alla voir, tout chagrin.


« Vous perdez votre meilleur chevalier, dit Tristan, car je m’en vais mourir. »


Le roi tâcha de le réconforter, mais n’y put réussir ; de son côté, Iseult se lamentait de tout son cœur et elle envoya Brangien vers Tristan.


« Sire chevalier, lui dit-elle, puisque les hommes n’entrent pas dans la tour, où gémit la reine Iseult pour l’amour de vous, faites-vous damoiselle et vous entrerez. »


Elle lui donna des habits de fille et Tristan s’en vêtit et il sembla une belle damoiselle.

Il s’en alla avec Brangien et, lorsqu’ils entrèrent dans la tour, un garde demanda :


« Quelle est celle-ci ? ».

Et Brangien répondit :

« C’est une damoiselle amie qui arrive d’Irlande ».


Ils entrèrent donc et coururent vers Iseult, dont la joie fut telle qu’elle en pleurait.


« Mon vaillant chevalier, dit-elle, je croyais ne plus vous revoir.
— Je m’en allais mourir, madame, dit Tristan ; sans votre amour je ne puis vivre. »


Le temps qu’ils passèrent dans cette tour fut un temps de joie parfaite ; mais la femme du nain était parmi les servantes de la reine et, au bout de quelque temps, elle découvrit que la damoiselle d’Irlande n’était autre que le chevalier Tristan.

Elle alla faire part de sa découverte à son mari et le traître vint surprendre Tristan, pendant qu’il dormait près de la reine.

Il le fit garrotter et appela le roi Marc.


« Hélas ! hélas ! dit le roi en voyant cela, que croire désormais, puisque Tristan, la loyauté même, est déloyal ? Audret, plutôt que de me montrer cette chose, tu aurais dû me cacher qu’elle fût possible. »

IX

Tristan fut condamné à être brûlé. On le conduisit au lieu du supplice, au milieu de la foule qui criait et s’indignait et ne voulait pas qu’on brûlât un si pur chevalier.

Tandis qu’il passait devant une église, Tristan réunit toutes ses forces et rompit ses liens. Il entra alors dans l’église, il monta jusqu’à une fenêtre qui donnait sur la mer ; le traître nain le poursuivit et le perça de plusieurs coups d’épée. Mais Tristan s’élança dans la mer, disant que, s’il devait mourir, il aimait mieux mourir ainsi que par le feu. Il nagea de toutes ses forces dans la mer, et, comme il perdait son sang, l’eau était rouge autour de lui. Il aborda à un rocher qui était visible de la côte, et là il s’évanouit.

Tout le monde le crut mort et Gourvenal, tout pleurant, prit un bateau pour aller chercher le corps de son maître. Arrivé près de Tristan, il vit que le héros n’était qu’évanoui ; alors, il le mit dans le bateau et, au lieu de revenir en Cornouailles, à grande peine il se dirigea vers la Bretagne.

Quand Tristan se réveilla, il était dans un château en Bretagne, et Gourvenal, près de lui, pleurant de ne le voir pas plus bouger qu’un mort.

« Ah ! s'écria Gourvenal, tout aise quand il vit son maître ouvrir enfin les yeux, tu es donc vivant ? Ô le plus vaillant des chevaliers ! tu luttais avec la mort et tu as triomphé d’elle, toi qu’on ne vainquit jamais !
— Où est Iseult ? dit Tristan d’une voix faible. Pourquoi la reine bien-aimée n’est-elle pas près de moi ? Est-elle donc morte qu’elle délaisse ainsi son ami mourant ?
— Iseult croit que Tristan n’est plus et toute sa vie coule par ses yeux, mais, maintenant, j’enverrai un navire à la reine de Cornouailles et, en grande hâte, elle viendra vers toi.
— Quoi ! ne sommes-nous pas en Cornouailles ?
— Non, tandis que tu semblais ne plus vivre, je t’amenais dans tes domaines, en Bretagne. C’est ici le château de tes pères.
— Ah! maudit soit celui qui m’éloigne d’Iseult ! Mieux vaut être mort sur la terre qu’elle habite, que vivant et séparé d’elle par les cruautés de la mer. »

X

Dans son château de Cornouailles, Iseult appelait la mort à grands cris, et pleurait et gémissait sans cesse ; elle était bien près de mourir et, si elle ne mourut pas, c’est sans doute qu’elle ne le put pas.

Tristan vivait encore.

Le roi Marc fut enfin touché de ce grand amour et de ce grand désespoir.


« Ah ! disait-il, si Tristan vivait, je lui pardonnerais et ferais d’Iseult sa femme bien-aimée. »


Cependant le message de Gourvenal arriva en Cornouailles, et la reine Iseult courut vers le navire, comme si elle eût été folle.

Mais, hélas! une tempête se lève et entrave la marche du navire, et Iseult se désole et pleure.

Et tant que dure la tourmente,
Iseult se plaint et se démente ;

Et Tristan se meurt d’impatience,

Souvent se plaint, souvent soupire,
Pour Iseult que tant il désire.

Enfin, le navire est en vue, tout le peuple court sur la rive et Tristan se fait porter près de la mer.

Mais le vent est tombé et le navire n’avance pas. Tristan retient son dernier souffle; il sent qu’il va mourir, si Iseult n’arrive.

Je ne puis plus tenir ma vie
Pour vous [voir], Iseult, belle amie ;
N’ayez pitié de ma langueur,
Mais de ma mort aurez douleur.

Enfin.

Iseult est de la nef issue.

Elle accourt impétueusement. Tristan tombe dans ses bras, puis de ses bras s’affaisse à terre sans vie.

Tristan le preux, le franc, est mort.


« Oh ! infidèle ami, s’écrie Iseult, tu meurs quand j’ai encore un peu de souffle, tu me laisses sur la terre quelques minutes de plus que toi, pour que j’aie le temps de souffrir mille morts. »


Le roi Marc, qui est monté sur un navire et a suivi la reine, arrive après Iseult.


« Je vous apporte le pardon, dit-il ; vivez heureux. Ce grand amour m’a touché ; d’ailleurs, Brangien m’a dit que vous avez bu un breuvage d’amour. C’est lui qui vous rendit ainsi déloyaux, mais, maintenant, je vous donne l’un à l’autre.
— Reprends ton pardon, roi de Cornouailles, dit Iseult, nous nous aimions avant d’avoir bu le breuvage d’amour. Tristan et Iseult se sont aimés de tout temps ; maintenant, ils recommencent une nouvelle vie d’amour, ils vont être unis éternellement, et nul roi ni nul traître ne pourront plus les séparer. »

Ainsi moururent, à force d’amour, Tristan et Iseult, dont la touchante histoire ne cessera jamais d’émouvoir ceux qui l’entendront conter.

Tristan mourut pur sun désire
Iseult qu’à lui ne peu venir ;
Tristan mourut pur su amour
E la belle Iseult pur tendrur.

Le sens et l’origine de la légende de Tristan et Iseult

Article paru pas l’académicien Gaston Paris dans ce même numéro des Annales.

Une conception de l’amour telle qu’elle ne se trouve auparavant chez aucun peuple, dans aucun poème, de l’amour souverain, de l’amour plus fort que l’honneur, plus fort que le sang, plus fort que la mort, de l’amour qui lie deux êtres l’un à l’autre par une chaîne que les autres et eux-mêmes sont impuissants à rompre ou à relâcher, de l’amour qui les surprend malgré eux, qui les entraîne dans la faute, qui les conduit au malheur, qui les amène ensemble à la mort, qui leur cause des douleurs et des angoisses, mais aussi des joies et des ivresses tellement surhumaines que leur histoire, une fois connue, resplendit éternellement au ciel du souvenir d’un éclat douloureux et fascinant, cette conception est née et s’est réalisée chez les Celtes dans le poème de Tristan et Iseult, et forme une des gloires de leur race.

À quelle époque remonte-t-elle ? On ne peut le dire. La barbarie primitive des mœurs que nous révèlent encore certains passages des imitations françaises du douzième siècle peut aussi bien nous renvoyer à l'époque qui avait précédé la conquête romaine qu'à l'époque d'assauvagissement qui suivit la séparation d'avec Rome ; nulle trace, en tout cas, de christianisme, mais aussi nulle trace de polythéisme, sauf dans quelques-uns de ces vestiges tenaces qui survivent pendant des siècles aux croyances disparues. Peut-être beaucoup plus ancienne dans sa conception première, l'histoire de Tristan et d’Iseult a pris, vers le dixième siècle, époque où les vikings régnaient à Dublin et où les relations étaient perpétuelles entre la Cambrie, la Cornouailles, l'Irlande et l'Armorique, la forme que nous permet d'atteindre ou, au moins, d'entrevoir la comparaison des plus anciennes versions conservées ; cette forme était, d'ailleurs, très flottante, et variait sans doute, parmi les conteurs bretons, comme elle variait, au douzième siècle, parmi les conteurs français.

Quant au berceau particulier de notre épopée, il est difficile à déterminer. Le nom de Tristan paraît être picte d'origine. Il y aurait quelque chose de séduisant et presque de touchant à croire que l'âme de ce peuple disparu, qui ne nous a légué que son nom et celui de quelques-uns de ses chefs avec quatre ou cinq mots de sa langue, survivrait jusque dans notre âme, grâce à une des plus belles créations poétiques de l'humanité. Mais la base de l'hypothèse est trop peu solide : peut-être picte d'origine, le nom de Tristan était usité, au moins dès le onzième siècle, chez les Kymri, et rien ne nous empêche de croire qu'il l'était déjà quand on le donna au héros de notre légende. La scène principale de cette légende est en Cornouailles, et la connaissance exacte, au moins des côtes, de Cornouailles, montre seulement que les créateurs de la légende étaient familiers avec ce pays et qu'elle y était fortement localisée ; mais le récit est défavorable, souvent même hostile, aux « Cornots » et à leur roi. Tristan est né en Cambrie, mais il quitte, dès son enfance, son pays natal où il ne revient guère : sa vie se passe en Cornouailles et se termine en Petite-Bretagne. Il faut, sans doute, en dire autant de sa légende : formée chez les Kymri de Galles, rattachée extérieurement à la Cornouailles, elle a été adoptée et développée par les Bretons armoricains. L'Irlande, contrée ennemie où Tristan ne fait que deux apparitions passagères et dont le champion est vaincu par lui, est naturellement exclue ; mais il faut noter qu'une comparaison avec l'épopée irlandaise nous découvre plus d'une parenté entre les types qu'elle affectionne et ceux des héros de notre légende : c'est une preuve de plus en faveur de l'origine purement celtique de l'immortelle légende d'amour.


Comment l'épopée de Tristan et d’Iseult sortit-elle du monde celtique, où elle a presque complètement péri, pour pénétrer dans le monde romano-germanique, où elle devait trouver une vie nouvelle ?

On ne peut le dire en détail avec précision, mais deux choses paraissent certaines : c'est qu'elle a été connue des Français, en partie au moins, à travers un intermédiaire anglais, et que, dans sa transmission, la musique a joué un rôle important. Autant et plus peut-être que leur poésie, la musique des Bretons d'Angleterre et de France frappa leurs voisins quand ils firent connaissance avec l'une et l'autre : leurs musiciens se répandirent de très bonne heure hors des limites de leurs pays. Dès avant la conquête normande, les Anglo-Saxons, dans les longs festins où circulaient les cornes remplies de cervoise, interrompaient leurs chansons pour écouter les mélodies exécutées par des Bretons sur la rote celtique, ou sur la harpe familière aussi aux Germains, et empreintes d'un charme profond et doux qui les faisait pénétrer dans l'âme : les Anglais nommèrent ces mélodies d'un mot de leur propre langue [lâg), et ils se firent traduire ou expliquer en résumé les récits qui les accompagnaient. C'est d'eux que les poètes français apprirent plus tard ces récits, qu'ils appelèrent lais, lais de Bretagne, et dont ils enfermèrent dans leurs petits vers naïfs et courts d'haleine, non sans l'altérer et la froisser souvent, la poésie merveilleuse d'aventure et d'amour. Or, les lais relatifs à Tristan jouissaient d'une faveur particulière : non seulement ils étaient réputés les plus beaux de tous, mais ils passaient pour avoir été composés par Tristan lui-même, car il était le premier des joueurs de harpe et de rote, comme il était le premier des coureurs et des sauteurs, des manieurs d'épée, des tireurs d'arc et des lanceurs de javelot, le plus adroit chasseur, le plus savant dresseur de limiers, le plus habile dépeceur de gibier. La musique est sans cesse mêlée aux amours de Tristan et d’Iseult. Quand, blessé à mort. Tristan aborde sur les côtes d'Irlande dans sa barque aventureuse, les accents de sa harpe emplissent les cœurs d'émotion, et décident Iseult à le soigner. Guéri par elle, il lui apprend, en récompense, « de bons lais de harpe, les lais bretons de son pays », et elle n'oublie pas ses leçons : plus tard, quand elle est seule et triste, un poète français nous la montre, dans des vers d'une suavité exquise, accompagnant de sa harpe le triste lai de Guiron, qui mourut pour avoir aimé :

La dame chante doucement,
La vois acorde a l'estrument ;
Les mains sont beles, li lais bons,
Douce la vois et bas li tons.

Un jour, à la cour de Cornouailles, survient un harpeur irlandais : son jeu enchante tellement le roi Marc qu'il promet de lui accorder le don, quel qu'il soit, qu'il demandera; il demande la reine Iseult, et le roi, esclave de son serment, la lui laisse tristement emmener. Sous une tente, près de la mer, elle attend, en se tordant les mains de douleur, que la marée ait remis à flot le vaisseau qui va l'emporter; mais Tristan, qui revenait de la chasse, apprend tout : il se déguise en ménestrel, s'approche de la tente, et joue si merveilleusement de la rote que la douleur d’Iseult s'apaise même avant qu'elle l'ait reconnu ; le ravisseur et ses compagnons oublient le temps à l'écouter, et, quand ils s'en aperçoivent, le flux montant a rendu difficile l'accès du navire : chargé d'y porter Iseult sur son cheval, Tristan l'enlève à son tour et crie à l'Irlandais confus :


« Tu l'as gagnée par la harpe, et je l'ai délivrée par la rote! »


Plus tard, quand il est séparé d'Iseult, chez le duc de Bretagne, il compose et chante sans cesse des chansons dont le refrain est d'ordinaire :

Iseult ma drue, Iseult m'amie,
En vous ma mort, en vous ma vie,

si bien que la fille du duc, la jeune Iseult « aux blanches mains », s'imagine que c'est elle qu'il aime. Naturellement, on faisait remonter jusqu'à Tristan plus d'un lai qu'on chantait encore au douzième siècle, et dont on expliquait le sujet par quelque épisode de son histoire. C'est ainsi que Marie de France recueillit, en Angleterre, le motif du lai du gotelef (chèvrefeuille), fait par Tristan, « qui bien savoit harper » : il y comparait l'amour qui l'unissait à la reine à l'enlacement indénouable du chèvrefeuille et du coudrier :

Bele amie, si est de nous :
Ne vous sans mei, ne je sans vous.

Et d'autres genres encore de musique lui étaient aussi familiers que la harpe, la rote, le cor ou la voix : il savait imiter à s'y méprendre le chant de tous les oiseaux. C'est ainsi que, banni de Cornouailles et revenu en secret dans le jardin d’Iseult, il élève dans la nuit le chant plaintif et passionné du rossignol, un chant « d'une si grande douceur qu'il n'est cœur, même de meurtrier, qui n'en fût attendri », et qu’Iseult reconnaît tout de suite son ami : c'était encore là le sujet d'un lai. C'est aussi dans un lai que se trouvait, sans doute, l'histoire du chien Petitcru et de son grelot enchanté. Ainsi toujours, aux amours d’Iseult et de Tristan, se joint l'accompagnement d'une musique souverainement pénétrante; c'est enveloppée dans la musique que leur épopée a passé des Bretons aux Anglais; c'est par les lais, où la mélodie était d'abord le principal, que, conçue dans l'âme mobile et passionnée des Celtes, elle s'est versée goutte à goutte dans l'âme sérieuse des Germains.

Le poème de Thomas, qui représente la version anglaise, mais surtout, en plusieurs points, une version personnelle à l'auteur, a eu une fortune singulière. Depuis une cinquantaine d'années on en a découvert des fragments, variant de cinquante vers à près de deux mille, en Angleterre, à Strasbourg, à Turin : c'est au moins cinq manuscrits dont il est arrivé jusqu'à nous des débris plus ou moins importants, mais aucun ne nous est parvenu entier. Heureusement, le poème de Thomas a été mis en prose norvégienne, en 1226, pour le roi Hakon, par le bon moine Robert, qui a fidèlement suivi son original, tout en l'abrégeant beaucoup. Déjà auparavant, Gotfrid de Strasbourg l'avait imité, avec un grand talent de forme, mais sans rien ajouter ni modifier d'important, dans un poème qui, malgré ses dix-neuf mille cinq cent cinquante-deux vers,ne répond à peu près qu'aux deux tiers de celui de Thomas. Enfin, au quatorzième siècle, un rimeur anglais a arrangé à sa façon, façon baroque, le poème anglo-normand du douzième siècle. Le poème de Gotfrid, traduit en allemand moderne, avec un résumé de ses suites, a été la seule source où Richard Wagner a puisé les éléments de son drame, qu'il a, d'ailleurs, fort librement traités.

On voit de quelle active et longue collaboration de races et de civilisations diverses le Tristan et Iseult est le fruit. Issu, sans doute, d'un vieux mythe ancestral, conçu peut-être chez les Pictes, en tout cas chez les Celtes, et chez les Celtes mêmes déjà largement pénétré d'influences antiques et orientales, renouvelé chez les Bretons d'Armorique, adopté par les Anglo-Saxons avec la musique qui l'accompagnait, avidement accueilli par les Normands francisés qui conquirent l'Angleterre, et bientôt par les Français de France, le drame de l'amour fatal et mortel passe une seconde fois, grâce au vêtement élégant et moderne que lui ont donné nos poètes, dans le monde germanique, et y obtient un long succès ; il s'oublie cependant, comme toute la poésie du moyen âge, jusqu'à ce que le romantisme et l'érudition le réveillent de sa poussière et que, compris enfin dans toute la grandeur pathétique de son inspiration, il ressuscite dans une âme musicale et poétique, et enivre, dans nos théâtres, les oreilles et les cœurs de “boire amoureux”, comme il faisait jadis dans les barques courant de Cambrie en Armorique, plus tard dans les manoirs forestiers des Saxons, dans les châteaux hâtivement bâtis des compagnons du Bâtard, dans les cours élégantes de France et de Champagne ou dans celles qui les imitaient en Allemagne et en Bohême, dans les brillantes assemblées lombardes ou sur les places de Florence et de Pise, dans les vastes salles habituées à entendre les chants des scaldes norvégiens, et jusque dans les maisons de bois des pêcheurs islandais.

Documentation

Judith Gautier, érudite intuitive par Juliette Delobel (Revue de la BNF sur Cairn.info)

Le roman de Tristan et Iseut par Joseph Bédier (Wikisource)

Préface de Gaston Paris dont un article sur la légende est reproduit plus haut.